À elles seules, les approches descendantes, dirigées par l’État, qui imposent des réglementations au secteur privé ne suffisent généralement pas à combattre efficacement la corruption. Il est possible d’obtenir de meilleurs résultats lorsqu’elles sont conjuguées à une approche ascendante des États qui coopèrent avec le secteur privé pour élaborer des législations, stratégies, politiques, incitations et sanctions anticorruption.
Dans le domaine de l’intégrité des entreprises, la principale responsabilité des entreprises est de veiller à ce que leurs salariés, leurs agents et leurs partenaires commerciaux comprennent et respectent la législation anticorruption applicable25. Pour y parvenir, les entreprises mettent en place des programmes anticorruption. Les milieux d’affaires, en particulier les grandes entreprises et les associations professionnelles nationales et internationales, peuvent aussi contribuer à sensibiliser le grand public aux méfaits de la corruption, en soutenant les initiatives de lutte contre la corruption émanant des pouvoirs publics et d’autres parties prenantes et en promouvant les normes relatives aux bonnes pratiques au niveau de leurs secteurs et dans les chaînes d’approvisionnement. Ces activités sont généralement menées dans le cadre de groupements ou d’autres formes d’associations, mais elles peuvent également être portées par des entreprises individuelles.
Les pratiques éthiques des entreprises peuvent se traduire par des avantages concrets. Des systèmes et des contrôles de meilleure qualité pour prévenir la corruption procurent une plus grande sécurité et maîtrise des activités. Plus important encore peut-être, ils contribuent également à protéger la réputation d’une entreprise, souvent son atout le plus précieux, auprès de son personnel, de ses clients, de ses partenaires commerciaux et du grand public.
La réputation d’intégrité d’une entreprise est durement acquise et facilement perdue. Alors que les sanctions légales exigent généralement de l’État qu’il apporte des preuves à l’appui de ses arguments, sa réputation est évaluée par l’opinion publique et peut être gagnée ou perdue en l’espace d’un cycle d’informations. Il ressort d’enquêtes menées auprès de dirigeants d’entreprises que la réputation est une incitation importante des entreprises, si ce n’est la principale, à investir dans des programmes anticorruption et d’autres mesures d’intégrité26. Il peut être alors plus difficile pour les entreprises de remporter des contrats, de trouver des fournisseurs et d’attirer des employés talentueux si leur marque est entachée de corruption. Les grandes entreprises nationales et multinationales investissent massivement dans leur « marque », et elles ont besoin de jouir d’une bonne réputation pour pouvoir attirer des collaborateurs, des investisseurs, des partenaires commerciaux et des clients, et les fidéliser.
Le risque d’atteinte à la réputation est spontanément associé aux grandes entreprises, qui ont un profil national ou international, mais il peut également être un élément déterminant pour les petites entreprises. Les petites et moyennes entreprises (PME) sont elles aussi jugées sur la base de leur intégrité par leurs salariés, leurs clients et leurs partenaires commerciaux. Une mauvaise réputation peut nuire économiquement aux PME vis-à-vis de leurs partenaires des chaîne d’approvisionnement qui peuvent exiger d’elles qu’elles ne s’associent qu’avec des fournisseurs soucieux de l’éthique27. Dans un contexte où les grandes entreprises nationales et multinationales s’efforcent de renforcer les pratiques en matière d’intégrité tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement, les partenaires locaux ayant une mauvaise réputation, ou dont les pratiques de lutte contre la corruption sont inadéquates, seront de plus en plus souvent délaissés28.
La réputation d’une entreprise peut aussi être gravement entachée par le désengagement de fonds de placement publics, lesquels peuvent de surcroît divulguer l’engagement non tenu de l’entreprise en faveur de l’intégrité.
Les administrations peuvent publier des informations relatives aux affaires de corruption sur leurs sites internet, notamment par le biais de communiqués de presse qui décrivent les actions répressives adoptées soit à l’issue d’un procès, soit au moyen d’accords hors procès, ou encore par le biais de dépôts de documents auprès des tribunaux. Cette pratique ajoute une dimension réputationnelle aux sanctions légales imposées en ce qu’elle permet au public d’accéder à un large éventail d’informations, y compris aux éléments ayant motivé l’application d’une sanction dans une affaire donnée. Dans certains pays, la publication d’un jugement peut constituer une sanction optionnelle et complémentaire à l’encontre des personnes morales. Les juges peuvent être encouragés à favoriser la transparence concernant les affaires de corruption menées à leur terme, dans le but d’informer le public des risques de corruption et de signaler que la société en général ne tolère pas la corruption.
Les rapports financiers des entreprises qui sont déposés auprès des autorités de régulation des marchés financiers sont une source courante d’informations sur les enquêtes en cours, tout comme les dépôts officiels de documents auprès des tribunaux, qui déclenchent une action répressive ou aboutissent à son règlement. Les rapports établis par la société civile s’appuient également sur les informations que les entreprises mettent à disposition dans le cadre de la communication d’informations sur la responsabilité des entreprises, telles que les obligations de communication d’informations environnementales, sociales et sur la gouvernance, et par d’autres moyens. Un certain nombre de rapports publiés par des organisations de la société civile classent les efforts de conformité des entreprises par rapport à ceux de leurs pairs, ce qui améliore ou dégrade leur réputation.
Les États peuvent aussi se servir de l’important levier de la réputation pour inciter les entreprises à agir dans le respect de l’intégrité. Les entreprises qui ont acquis une bonne réputation constituent de meilleurs partenaires commerciaux, ce qui se traduit souvent par une préférence concurrentielle lors les processus d’approvisionnement et de passation de marchés, et autres processus de sélection d’entreprises. Les États peuvent renforcer ce signal positif du marché en adoptant des mesures qui leur sont propres afin d’encourager et récompenser les bonnes pratiques. Ces signaux positifs peuvent éventuellement constituer un avantage auprès des consommateurs, ainsi que lors du recrutement de salariés de confiance, en particulier dans des environnements économiques difficiles.
Les jugements ou opinions relatifs à l’intégrité des entreprises sont également influencés par les informations publiées par les entreprises elles-mêmes concernant les activités qu’elles mènent pour lutter contre la corruption, par le biais de la Communication sur les progrès accomplis dans le cadre du Pacte mondial des Nations Unies et autres canaux similaires, mais aussi par la reconnaissance publique de leur adhésion ou du soutien qu’elles apportent aux initiatives en faveur de l’intégrité. De même, la reconnaissance positive obtenue à l’issue d’une enquête comparative menée par la société civile peut renforcer la réputation d’intégrité d’une entreprise.
Les entreprises se servent des programmes anticorruption comme l’un des principaux moyens pour promouvoir des pratiques commerciales éthiques. Ces programmes constituent donc un point central de l’analyse des incitations et des sanctions dans ce domaine. Ces programmes offrent un cadre permettant d’expliciter les valeurs d’une entreprise, ses politiques et les procédures qu’elle utilise pour former son personnel, transmettre le message de la direction en matière d’intégrité et prévenir et détecter la corruption dans les opérations de l’entreprise.
Les composantes essentielles d’un programme anticorruption efficace sont bien connues et ont été exposées en détail par l’ONUDC dans sa publication intitulée Un programme de déontologie et deconformité contre la corruption pour les entreprises : Guide pratique(2013)29 et, par l’OCDE, dans son Guide de bonnes pratiques pour les contrôles internes, la déontologie et la conformité (publié en 2009 puis mis à jour et étoffé en 2021)30. Ces documents décrivent les bonnes pratiques qui sont devenues des normes mondiales ou qui gagnent en importance. Il importe toutefois que la mise en œuvre des programmes anticorruption ne se résume pas au simple fait de « cocher toutes les cases ». Ces programmes doivent être fondés sur les risques, opérationnels, documentés, testés, appuyés par des ressources adaptées, soutenus par la direction et l’organe dirigeant de l’entité, et satisfaire aux normes juridiques applicables.
Bien qu’il existe de nombreux modèles différents de programmes anticorruption, tous partagent plusieurs caractéristiques, telles que:
Les États sont encouragés à mettre en place des capacités leur permettant d’évaluer l’efficacité des programmes anticorruption et à coopérer avec le secteur privé pour aider les entreprises à respecter les obligations de conformité qui leur incombent.
Bien que les PME ne disposent pas des mêmes ressources que les grandes entreprises, lesquelles comptent parfois des unités ou des moyens humains spécialisés dans la lutte contre la corruption, de nombreux progrès ont été réalisés ces dernières années pour aider les PME dans la « course à l’excellence » en matière d’intégrité. Les États peuvent contribuer à promouvoir l’intégrité dans les PME en tenant compte de leurs différents profils et en leur fournissant les ressources nécessaires pour qu’elles puissent mettre en œuvre des procédures anticorruption adaptées à leur profil de risque.
À l’échelle mondiale, les PME représentent environ 90 % des entreprises et plus de 50 % de l’emploi32. À ce titre, elles sont des actrices à part entière de la mise en œuvre des normes internationales en matière d’intégrité, comme la CNUCC et la Convention anticorruption de l’OCDE. Nombre de PME sont également des entreprises familiales, ce qui les lie étroitement aux collectivités pour lesquelles elles travaillent, voire sont indissociables de ces dernières. La promotion de l’éthique au sein des PME transcende les marchés et revêt une dimension sociale qui peut avoir un impact positif sur la vie de familles et de communautés entières.
Les États ont un rôle important à jouer en fournissant, aux PME, des conseils et des outils de prévention et de lutte contre la corruption, y compris des activités de formation, de sensibilisation et d’éducation. Ils devraient également exprimer clairement ce qu’ils attendent des PME dans l’élaboration et la mise en œuvre de programmes anticorruption, en formulant des directives nationales, transparentes et lisibles, qui soient adaptées aux PME33.
Les PME se retrouvent souvent étroitement liées aux chaînes d’approvisionnement d’entreprises plus grandes. Démontrer leur engagement en faveur de l’intégrité dans les affaires est crucial pour les PME qui souhaitent conclure des contrats avec ces entreprises. Le risque de perdre des débouchés commerciaux peut notamment être un facteur plus efficace de l’intégrité des entreprise que ne l’est la menace de poursuites judiciaires en tant que facteur de dissuasion. Pour favoriser l’intégrité chez les PME, les États pourraient envisager de mettre en place des obligations contractuelles spécifiques à ces dernières ou de rendre les grandes entreprises mondiales responsables du respect de l’intégrité tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.
Les États devraient également envisager d’encourager et de récompenser les PME plus avancées sur le plan de l’éthique au moyen de différents programmes d’incitation. Enfin, les États doivent tenir compte des spécificités des PME et des différences entre ces dernières et les entreprises plus grandes, mais ils doivent veiller à ne pas créer d’exceptions qui permettraient aux PME de continuer à appliquer des pratiques contraires à l’éthique.
La publication de rapports est un moyen d’action essentiel pour les entreprises qui veulent faire connaître leur implication concernant toutes sortes de questions touchant à la durabilité, y compris leurs efforts visant à prévenir et à combattre la corruption. Les rapports publics consacrés aux programmes anticorruption, repose sur plusieurs postulats – notamment le fait que la transparence peut améliorer les pratiques internes, renforcer la crédibilité de l’entreprise auprès du public et procurer aux investisseurs et aux autres parties prenantes les informations dont ils ont besoin. Ils permettent également de mener une action de sensibilisation au sein d’une organisation et d’attirer l’attention sur l’équipe dirigeante et sur les ressources. Elle peut également permettre d’établir des comparaisons et de réaliser des améliorations au fil du temps. Le renforcement de la transparence est dans l’ensemble une évolution très positive, mais une étude montre qu’une plus grande transparence peut également exposer les entreprises à des risques plus élevés, avec pour possible conséquence de freiner les progrès34.
Dans le cadre de la CoP, le Pacte mondial des Nations Unies demande également aux entreprises participantes de donner des renseignements sur leurs politiques et leurs programmes internes anticorruption, sur la mise en œuvre de ces derniers et sur leur éventuel rôle dans des initiatives d’actions collectives contre la corruption. La publicité des efforts de lutte contre la corruption est une occasion pour les entreprises de montrer clairement leur degré de responsabilité et d’engagement dans le renforcement de l’intégrité de l’entreprise.
De plus en plus d’entreprises adoptent un comportement responsable et rendent compte de leurs actions pour de nombreuses raisons. Les informations communiquées sur les questions ESG guident les décisions des investisseurs traditionnels, ainsi que celles des consommateurs, des communautés locales et des organisations de la société civile qui attendent des entreprises plus d’efforts, de transparence et de responsabilité. Alors que la publication d’informations non financières relevait autrefois d’une démarche purement volontaire, elle semble devenir de façon tendancielle une obligation, notamment en raison de la complexité croissante des environnements à risque dans lesquels les entreprises opèrent et de la multiplication rapide des exigences de publicité. À l’heure actuelle, la Global Reporting Initiative (GRI) et les normes européennes d'information en matière de durabilité (ESRS) comptent parmi les principaux cadres normatifs en matière d’ESG. Elles exigent ainsi que les entreprises doivent communiquer des informations sur une série de facteurs de gouvernance, y compris le respect des règles d’éthique et la culture d’entreprise, la lutte contre la corruption, la protection des lanceurs d’alerte et les activités liées à l’influence politique, comme le lobbying38.
Les États peuvent également adopter des mesures ciblant les secteurs économiques à haut risque ou les activités qui présentent un intérêt particulier pour leur juridiction, par exemple, en appliquant des exigences de communication transparente qui visent à réduire la probabilité que la corruption s’enracine dans un secteur. En outre, les États, les bourses, les autorités chargées des marchés publics et d’autres acteurs jugeront peut-être utile d’imposer d’autres exigences de publicité aux entreprises. La perspective d’avoir à publier certaines informations peut inciter des entreprises à prendre des mesures en faveur de l’intégrité qu’elles n’auraient pas prises autrement.