Cette section passe brièvement en revue les mesures supplémentaires auxquelles les États peuvent recourir afin de réduire la corruption impliquant le secteur privé, en complément des sanctions et des incitations fondées sur les bonnes pratiques. Un certain nombre de ces mesures supplémentaires répondent à des enjeux liés aux ressources et autres problèmes pratiques, susceptibles de saper une approche répressive plus traditionnelle.
Les États et le secteur privé peuvent également coopérer autour des réformes de la fonction publique et de la réglementation qui réduisent les occasions propices à la corruption. À l’instar des pactes d’intégrité et des initiatives fondées sur des codes, cette autre forme d’engagement peut s’avérer particulièrement précieuse lorsque des obstacles entravent les modes plus traditionnels d’application de la loi retenus par les États.
Les entreprises peuvent piloter, promouvoir et soutenir la mise en place et l’application de cadres juridiques robustes à l’échelon national et international, visant à éliminer les pratiques de corruption et à mettre en avant les avantages conférés par les environnements économiques exempts de corruption qui attirent l’investissement direct étranger. Elles peuvent également mettre à disposition leur expertise et leurs ressources en vue de renforcer la capacité des administrations locales à élaborer, mettre en œuvre et faire appliquer les lois et les réglementations axées sur la lutte contre la corruption sous toutes ses formes79.
Les réformes de la fonction publique et de la réglementation servent l’objectif plus large de rendre l’administration plus transparente, efficiente et responsable, mais elles peuvent aussi donner lieu à des avancées significatives à l’égard des objectifs du secteur privé au moyen de sanctions et d’incitations80. Les fonctionnaires qui mesurent l’importance de l’intégrité, qui opèrent dans un environnement clair et transparent et qui sont correctement rémunérés sont moins susceptibles d’exiger ou d’accepter des pots- de-vin de la part d’acteurs privés. Les entreprises peuvent mener leurs activités en ayant davantage de certitude et d’assurance quant au fait qu’elles seront traitées de manière raisonnable et équitable. Certaines mesures peuvent s’avérer particulièrement utiles pour renforcer les normes d’intégrité des entreprises, notamment celles qui encouragent le signalement des comportements illicites, celles qui réglementent le phénomène des allers-retours entre fonction publique et secteur privé, et celles qui traitent les conflits d’intérêts potentiels liés aux cadeaux et aux contributions politiques.
Les réformes de la fonction publique et de la passation des marchés relèvent principalement de la responsabilité de l’État, mais les entreprises locales peuvent apporter une contribution précieuse à ces efforts. Les entreprises privées sont en première ligne de la lutte contre la corruption, que ce soit en tant que source ou victime des infractions dans ce domaine. De ce fait, elles peuvent souvent aider à déterminer les risques prioritaires et à définir les mesures efficaces. Les pratiques du secteur privé en matière d’identification et d’atténuation des risques de corruption, de formation des employés et de suivi de la conformité peuvent également être bénéfiques aux initiatives parallèles menées par les organismes publics pour lutter contre la corruption.
Les lois et réglementations mal conçues, redondantes ou inutiles compliquent la tâche des entreprises. Elles ouvrent également la voie à la corruption, que ce soit par des entreprises prêtes à payer pour accélérer ou contourner une réglementation pesante, ou par des agents publics qui subordonnent leur action à des paiements « de facilitation » ou à d’autres pratiques abusives.
Du fait de leur ampleur, les marchés publics sont particulièrement exposés au risque de corruption. D’après un groupe de défense spécialisé, en moyenne, un tiers des dépenses publiques sont engagées dans le cadre d’un contrat avec une entreprise privée. Cela fait des passations de marchés publics le plus grand marché au monde, concentrant 13 000 milliards USD de dépenses chaque année81. La corruption d’agents publics peut constituer un risque partout où une action de l’État est nécessaire, où l’exercice du pouvoir est discrétionnaire et où il existe une tendance à l’opacité et à une absence de responsabilité. Les contextes couramment cités comme exemple par le secteur privé sont, entre autres, les permis d’exploitation et les permis de construire, l’accès aux services publics de base, les procédures douanières et l’administration des réglementations en matière d’environnement, de santé et de sécurité.
Il n’est pas toujours facile de déterminer si une forme particulière de réglementation est excessivement lourde ou seulement inopportune pour les parties réglementées, mais secteur privé et secteur public peuvent gagner à collaborer dans l’optique de définir les domaines de consensus pouvant faire l’objet de réformes. Ce type d’action civique existe depuis longtemps dans de nombreux États, au travers de la participation ouverte et transparente des associations professionnelles et des entreprises individuelles aux débats sur l’action publique concernant le rôle et le contenu de la réglementation applicable aux entreprises. Un certain nombre d’initiatives d’action collective du secteur privé décrites dans la section précédente ont également été axées sur cette participation.
Les activités de sensibilisation du public aux préjudices causés par la corruption peuvent également être un outil efficace pour renforcer l’intégrité des entreprises et réduire la corruption impliquant le secteur privé. Les initiatives d’éducation peuvent cibler différents publics.
Récemment, les approches éducatives ont intégré des initiatives conçues pour les organismes professionnels qui sont souvent en première ligne, soit en tant que « facilitateurs » qui favorisent les pratiques corruptrices, soit en tant que « gardiens » qui préviennent les actes de corruption, tels que les avocats, les comptables, les auditeurs, les agents immobiliers, les agents d’assurance et les marchands d’art. Au lieu de stigmatiser les organismes jouant un rôle de gardiens, les pouvoirs publics et le secteur privé pourraient travailler ensemble et veiller à ce que les industries professionnelles ne servent pas d’intermédiaires pour cacher et blanchir les actifs volés en « lieu sûr ».
Certains régulateurs et certaines associations sectorielles ont investi dans la formation des professionnels aux normes en matière d’intégrité et dans leur alignement sur les objectifs de l’État pour lutter contre la corruption.
Il a été constaté que les efforts visant à renforcer l’inclusion et la diversité, par exemple en améliorant l’égalité entre les genres sur le lieu de travail, augmentent de niveau d’intégrité des entreprises de diverses manières, notamment en réduisant le nombre de cas de comportements répréhensibles et en renforçant les structures de gouvernance82. L’inverse est également vrai : dans le secteur privé, un degré accru d’intégrité, de transparence et de reddition de comptes favorise souvent l’inclusion, la diversité et l’égalité entre les genres sur le lieu de travail. Il existe différentes façons d'intégrer stratégiquement la relation de renforcement mutuel entre l’égalité entre les genres et l’intégrité dans les affaires dans les mesures d'incitation et les sanctions prises par l'État à l’égard du secteur privé pour lutter contre la corruption.
Plusieurs États ont ainsi mis en place des quotas de mixité afin d’améliorer la diversité au sein des conseils d’administration des sociétés cotées en bourse, garantissant ainsi que le ton donné au plus haut niveau reflète une diversité de points de vue et en retire des avantages83. De même, certains États ont commencé à appliquer des pratiques de passation des marchés qui tiennent compte de la problématique du genre, dans l’optique de promouvoir la diversité et une concurrence équitable parmi les adjudicataires de marchés publics, par exemple en ayant recours à des critères liés au genre pour départager des offres équivalentes84. Dans d’autres États, les lois relatives à la passation des marchés comportent des clauses axées sur l’égalité entre les genres, qui interdisent par exemple à toute personne condamnée pour discrimination ou harcèlement de participer aux marchés publics, ou qui imposent aux grandes entreprises d’adopter des plans en faveur de l’égalité des genres ou d’instaurer l’égalité salariale85. Non seulement ces mesures renforcent l’intégrité des processus de passation des marchés, mais elles tirent aussi parti du pouvoir de dépenses de l’État pour promouvoir l’autonomisation économique des femmes comme des hommes. Parmi les autres bonnes pratiques pertinentes, on peut citer l’instauration de processus de certification, de quotas, de critères de sélection et d’exigences en matière d’établissement de rapports liés au genre.
Sous l’égide des Principes d’autonomisation des femmes (WEP), le Pacte mondial des Nations Unies et ONU Femmes ont publié des notes d’orientation sur ces deux aspects, intitulées Créer des conseils d’administration inclusifs pour parvenir à l’égalité des sexes et Approvisionnements et égalité hommes- femmes.
Imposer des procédures de vérification tout au long de la chaîne d’approvisionnement d’une entreprise est un autre levier auquel les États ont recours afin d’évaluer le respect des obligations en matière de lutte contre la corruption86. Il peut s'agir de rapports spécifiques axés sur les exigences environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) ; de l'adhésion aux lois qui font respecter les normes du travail ; de la réalisation d'évaluations des risques tout au long de la chaîne d’approvisionnement ; de l’évaluation des fournisseurs, y compris les petites et moyennes entreprises (PME) et les intermédiaires tiers, sur la base de critères relatifs à la lutte contre la corruption ; de l’imposition d’obligations contractuelles qui exigent de façon expresse des fournisseurs qu’ils se conforment aux lois et réglementations anticorruption ; du contrôle continu du respect de ces obligations par les fournisseurs en établissant des mécanismes de signalement des suspicions de manquement ainsi que des mesures correctives et des dispositifs de répression en cas de découverte d’une pratique de corruption.
Afin de respecter ces diverses obligations, les organisations doivent mettre en œuvre, tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement, des procédures de vérification robustes, qui encouragent la transparence et l’intégrité. En instaurant ces exigences, les États peuvent contraindre les entreprises à anticiper l’adoption de mesures pour faire face aux risques de corruption. Les entreprises elles-mêmes ont la possibilité d’« appuyer » les normes d’intégrité avec nettement plus d’impact que l’action publique. Les formations sur la chaîne d’approvisionnement, l’assistance technique et les processus de sélection préférentiels ne sont que quelques exemples en ce sens. Les petites et moyennes entreprises, pour leur part, peuvent aussi influer sur l’intégrité du fait de leur intégration dans la chaîne d’approvisionnement. En effet, en tant que fournisseurs des grandes entreprises, elles peuvent obtenir un avantage commercial en mettant en œuvre de bonnes pratiques et en fournissant des assurances aux multinationales concernant leurs protocoles d’intégrité. Cela oblige également les PME concurrentes à adopter de bonnes pratiques pour rester compétitives.
Les préférences qui récompensent l’intégrité des fournisseurs confèrent une valeur de marché concrète à ces bonnes pratiques.
Aux termes de la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD) du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne, qui constitue une avancée importante sur la voie du renforcement de la transparence des chaînes d’approvisionnement, les entreprises européennes ou non européennes doivent exercer un devoir de vigilance sur leur chaîne d’activité, leurs filiales et leur chaîne de valeur afin d’identifier, de prévenir et de remédier aux incidences négatives pour les droits humains et environnementaux. Plus précisément, cette directive reconnaît que les incidences négatives pour les droits humains et environnementaux peuvent être étroitement liées, voire qu’elles peuvent être favorisées par des facteurs comme la corruption. Les entreprises devraient donc tenir compte de ces facteurs lorsqu’elles exercent leur devoir de vigilance en matière de droits environnementaux et humains, conformément à la Convention des Nations Unies contre la corruption87.
Les États peuvent réduire la corruption intégrant la transparence et l’obligation de rendre des comptes à leurs processus de transformation numérique. Ainsi, l’utilisation de systèmes électroniques de passation des marchés publics peut accroître la transparence, faciliter l’accès aux appels d’offres, réduire les contacts entre les responsables des marchés publics et les entreprises, amplifier le rayon d’action et la concurrence et faciliter la détection de faits de corruption au cours du cycle de passation des marchés. Tirer parti de technologies analogues pour conclure des contrats ou des transactions dans d’autres domaines brassant un important volume d’opérations peut contribuer à réduire le risque d’enracinement de la corruption et favoriser l’intégrité des entreprises.
Les lanceurs d’alerte jouent un rôle crucial au regard de l’intégrité des entreprises. Ils permettent aux dirigeants d’entreprises ou d’autres entités de détecter à un stade précoce les actes répréhensibles commis en leur sein. En communiquant des informations révélant la possible commission d’une infraction pénale, les lanceurs d’alerte aident les entreprises à prendre les mesures nécessaires pour prévenir et faire cesser ces actes illicites, à punir les responsables de ces actes et à coopérer avec les autorités compétentes. Leurs signalements aident en outre les entreprises à améliorer leur dispositif de gestion des risques et leur programme d’atténuation connexe. Pourtant, les lanceurs d’alerte ont souvent peur d’effectuer un signalement, par crainte d’être licenciés ou de subir d’autres formes de représailles dans leur contexte professionnel. Pour remédier à cela, il est fondamental que les entreprises et les États mettent en place des mécanismes de reconnaissance, de promotion et de protection des lanceurs d’alerte, afin que ces derniers se sentent soutenus et appréciés, et qu’ils sachent qu’ils ont bien agi.
Les récompenses accordées aux lanceurs d’alerte devraient être assorties de protections pour les auteurs des signalements. Les incitations financières peuvent ne pas suffire pour conférer aux lanceurs d’alerte l’assurance nécessaire pour dénoncer un fait de corruption. En aidant les autorités, les lanceurs d’alerte peuvent en effet s’exposer à de grands risques sur le plan personnel, et les États devraient donc mettre en place de solides mesures de protection, notamment pour prémunir ces personnes contre des représailles. Reconnaissant les difficultés rencontrées par les auteurs de signalements, la Recommandation anticorruption de l’OCDE de 2021 exige des pays qu’ils mettent en place « des cadres juridiques et institutionnels solides et efficaces visant à protéger [les lanceurs d’alerte] ou à [leur] offrir réparation en cas de représailles ». Elle prévoit notamment le renversement de la charge de la preuve afin que le lanceur d’alerte n’ait pas à établir que l’acte prétendument préjudiciable est sans rapport avec le signalement en question88.
En proposant un environnement sûr pour le signalement des infractions de corruption, les entreprises jouent un rôle déterminant. Leurs systèmes internes contribuent grandement au bon fonctionnement des mécanismes de protection des lanceurs d’alerte.
La finalité première des incitations préventives est d’encourager les entreprises à investir en faveur des bonnes pratiques dans le cadre des programmes anticorruption, mais certaines incitations sont également appliquées afin de favoriser le signalement d’infractions potentielles commises par des personnes physiques.
Bien que ce ne soit pas la seule forme de reconnaissance en faveur des lanceurs d’alerte, il convient de noter que, depuis de nombreuses années, aux États-Unis, des incitations sont utilisées pour encourager et dédommager les auteurs de signalement de fraudes aux marchés publics et autres violations des contrats publics, ce qui a permis aux pouvoirs publics de recouvrer plus de 72 milliards USD entre 1987 et 202289. Ce dispositif a ensuite été étendu aux infractions à la législation sur les valeurs mobilières commises par des entreprises publiques, y compris le fait de ne pas avoir correctement consigné et signalé les cas de corruption. Aux États-Unis, en vertu de la Loi Dodd-Frank, la Securities and Exchange Commission (SEC) est autorisée à accorder à un lanceur d’alerte une récompense allant de 10 à 30 % de tout montant recouvré dans le cadre d’une action répressive, et ce, dans le but d’encourager les personnes détenant des informations à se manifester90.
Afin d’encourager les entreprises à tenir leurs propres programmes de reconnaissance et de dédommagement des lanceurs d’alerte, les États peuvent également accorder certains avantages aux entités qui le font. De par l’existence même d’un tel programme, une entreprise démontre son engagement à découvrir tout acte répréhensible commis en interne et à y remédier de manière adéquate, notamment en récompensant la personne qui a fourni l’information. La « récompense » pour ces entreprises peut aller de l’inscription sur une liste blanche des pouvoirs publics et de l’accès à des portails de passation de marchés à l’obtention d’une certification publique en tant que fournisseur intègre.